HELENA KLUG

Le primat de l'expérience

par Delphine Laurent

 
Helena sur le tour      La femme et l'œuvre se ressemblent: simples et naturelles. L'atelier au doux nom de Massapê ("argile" en brésilien) respire cette même harmonie. Helena Ramos da Silva nous y accueille en tablier bleu, ses beaux cheveux gris tirés en queue de cheval. D'une voix posée, rauque et chaleureuse, elle vous parle d'elle et de son métier avec une grande sincérité.

Initiée par les plus grands, cette passionnée de la terre a mené sa propre recherche avec rigueur, modestie et persévérance, dans un perpétuel partage de ses connaissances. Son talent réside dans la maîtrise des émaux sur grès cuits au four électrique. Elle atteint des coloris profonds et riches qui revêtent des formes finement tournées pour servir.
        Sa vie de céramiste est jalonnée de rencontres. C'est probablement ainsi que se transmet cet art, à la fois fruit d'un apprentissage par les autres et d'un travail personnel. A son tour, elle consacre aujourd'hui une grande partie de son temps à l'enseignement des émaux.
        En 1947, Helena découvre l'argile à dix-sept ans dans sa ville natale de Recife, au Brésil. En formation d'institutrice, un stage pluridisciplinaire l'amène à essayer un tour à pied dont personne ne se servait. Elle vit là une expérience sensorielle considérable, avec la révélation que la discipline du tour participe autant de l'esprit que des mains.
        Pourtant ce ne sera que huit ans plus tard, en venant en France, qu'Helena suivra des cours de tournage dans l'atelier d Anne Petroff et fera ses premiers essais d'émaux. En 1957, elle apprend les bases du métier pendant six mois à Ratilly depuis la préparation de l'argile jusqu'à la cuisson, en passant par le tour, sur lequel elle pratique la série. En 1958 désireuse de travailler avec Bernard Leach, elle se rend en Cornouailles pour le convaincre de la prendre parmi ses élèves. Le courant passe entre eux et il lui propose de rester autant qu'elle le souhaite. Sur ses conseils,elle se familiarise tout d'abord avec la technique du kick wheel (tour actionné du pied gauche) chez un potier, puis reste trois mois chez Leach, dont elle garde un souvenir plein de respect. Sans rien imposer et avec la plus grande simplicité, il lui enseigne l'essentiel par la pratique: la terre, le feldspath et les cendres. Sur le tour Leach propose de "sentir l'esprit de la forme" sans peser préalablement la terre. Pour les émaux, ils expérimentent ensemble la méthode orientale: mélanger sans calcul, faire confiance aux sens et à la tradition. Elle vit ces moments comme riches d'enseignement et d'amitié, partageant les leçons du maître avec Anne Kjaersgaard, Richard et Dinah Batterham, Atsuya Hamada (le fils de Shoji Hamada).
        En 1959, il lui faut rentrer au Brésil et, à Rio, elle initie des institutrices au travail de la terre. Avec l'aide d'une potière américaine, elle met sur pied son propre atelier. Les moyens du bord étant très précaires, elle doit déployer des montagnes d'inventivité pour exercer son activité. Il lui faut composer sa pâte à grès à partir de poudre, fabriquer des plaques d'enfournement et cuire dans un méchant four à mazout.
         Au bout de trois ans, elle retourne à Ratilly comme monitrice. Là, elle rencontre son mari, Ubald Klug, designer suisse. Ils partent tous deux en Suisse quelques années, puis reviennent habiter à Paris, en famille. La céramique lui manque. Par l'intermédiaire de ses enfants, dans la même école que ceux de Diana Berrier, Helena rencontre celle qui crée le fameux atelier du Cheval à l'Envers. Dès 1973, elle y reprend la céramique, avec la chance de suivre les cours d'Akira Tanimoto. De lui, elle apprend beaucoup, an particulier sur le tour. Il lui enseigne une vérité essentielle: "c'est l'intérieur qui donne la forme, c'est le vide qui fait le plein". La beauté émane de l'intérieur, comme l'explique Sôetsu Yanagi dans The unknown Craftsman.
plat clair         Cet exercice du tour passionne Helena pour la sensibilité et la concentration qu'il requiert. C'est une épreuve difficile car il est impossible de tricher. Une fois la technique acquise, on peut développer sa propre recherche, et expérimenter le rapport direct, intuitif, chaque fois unique avec la matière. La céramique est alors une leçon de vie: la terre nous fait connaître nos points faibles, exigeant de nous mesurer à la réalité la plus concrète.
        Tanimoto enseigne aussi la fabrication des outils, comme le tournassin. Dans son esprit, le tournassage n'est pas seulement la finition mais prolonge la forme ressentie sur le tour. Dans la technique du battage, il montre à Helena comment, dans un mouvement circulaire, on bat une motte de terre avec tout son corps, sur une table basse, pour que le poids participe pleinement au mouvement: c'est la technique dite du "chrysanthème".
        Helena collabore douze ans au Cheval à l'Envers, partageant son temps entre l'enseignement des émaux, la production et la vente, par des expositions collectives. Afin de s'adapter aux contraintes de la ville et de ses élèves, elle s'emploie à mettre au point des émaux appropriés au four électrique. En 1978, une autre grande rencontre va alors la soutenir, celle de Daniel de Montmollin, frère de la communauté de Taizé, et auteur de nombreux ouvrages dont Pratique des Émaux de grès et Pratique des émaux de cendres. Le premier confortera Helena dans sa connaissance théorique des émaux et structurera son enseignement; le deuxième rend hommage à Helena pour sa maîtrise de la cuisson des émaux de cendres à l'électricité. Un échange constructif qu'ils continueront à avoir à Taizé, deux à trois jours par an jusqu'à aujourd'hui.
bols         Quand Diana Berrier vend son atelier, en 1986, c'est tout d'abord un choc. Puis Helena profite de cette décision pour envisager la création de son propre atelier, seule façon de réaliser un travail personnel. Elle ne peut réaliser ce projet qu'en 1991, lorsqu'elle trouve un local près de chez elle, où elle peut accueillir ses élèves.
Les cours d'émaux sur grès qu'Helena donne d'octobre à juin pendant deux ans, à raison de deux heures par semaine et par niveau, sont d'une importance capitale pour les céramistes. La valeur de son enseignement repose sur l'axe essentiellement pragmatique qu'elle développe. La première année est consacrée à l'étude de base de la composition des émaux; la deuxième, au processus de certains émaux classiques comme le temmoku et les "taches d'huile", ou encore du phosphore et des cendres. De nombreux essais sont réalisés sur des échantillons, des petites tuiles qu'elle cuit dans son four électrique. Helena apporte également une réflexion et un suivi à ses élèves qu'elle souhaite engagés et autonomes. Elle leur demande d'avoir leur propre équipement pour développer ce qu'ils ont appris en cours. Comme dans l'apprentissage du piano, il faut pouvoir s'entraîner chez soi. Elle procure ainsi une méthode de travail qu'elle aimerait voir transformée en goût pour la recherche. Car pour elle, l'essentiel est d'être guidé mais aussi de travailler par soi-même.
        Ce qu'elle fait depuis 1976, ayant développé une production bien à elle. en plus de ses cours. Dans une gamme choisie, ses couleurs oscillent entre le blanc, le noir et le rouge. Elles découlent de l'oxyde de fer, du phosphore et du titane. La couverte, onctueusement répartie, lisse et satinée, offre au regard une sensation de bien-être, de plénitude.plat Son secret? Une superposition de deux émaux, posés par trempage, sur biscuit de grès de Saint-Amand-en-Puisaye. Cette solution apporte la densité chromatique que procurent naturellement les fours à combustibles, mais qui manque souvent dans la cuisson à l'électricité. Il en résulte une monochromie pleine de vie: les noirs sont animés de taches d'huile ou d'irisation bleutée, chinée; parmi ses nombreux rouges, son nouveau rouille irradie, uni ou moucheté de brun, au lustre de cuivre; les blancs ivoires à l'aspect velouté tirent parfois sur un vert clair comme le céladon. Des coloris d'une grande luminosité.
        Toujours sous le signe de la sobriété, le motif prend une place croissante dans le travail d'Helena. En réserve, ce décor est obtenu par l'application de paraffine au pinceau, faisant apparaître l'émail du dessous en contraste. Son trait est léger, fin et spontané. Il a la liberté du geste calligraphique qui sait capter l'essence des choses. En cela, les motifs d'Helena dépassent le registre du décoratif. Ils s'inspirent de la nature qu'elle a toujours aimé dessiner. Feuilles de chêne au contour précis, gerbes d'herbes plus folles, coquillages brésiliens de la plage de sa ville natale s'expriment au gré de son imagination, avec aisance et fraîcheur.
        Ce principe esthétique à une ou deux couleurs met en valeur la matière, la rend sensuelle et douée, à la vue comme au toucher. Ce langage de l'émail parle de lui-même avec éloquence, associé à un univers de formes qui rassurent par leur fonctionnalité.
En effet, pour Helena, la beauté réside dans le quotidien, l'utilitaire. Elle ne cherche pas à "faire de l'art": ses bols, ses vases et ses plats sont là pour embellir la vie, dans les gestes les plus élémentaires, comme celui de se nourrir. Le plaisir est dans l'usage de belles formes, qui doivent vivre. Celles d'Helena sont libérées de l'ornement pour mieux servir la fonction. Dans une grande clarté, lignes et volumes tournent autour du rond et de l'ovale. Les vases, forme à laquelle elle est venue petit à petit, sont savamment découpés en pans arrondis, respectant le mouvement initial insufflé par le tour. Ses coupes et ses bols, rigoureusement charpentés pour durer, révèlent la solidité du grès. Leur galbe généreux est régulier, simplement interrompu à l'extérieur par un pied parfaitement dessiné, strictement détaché de sa base. Ses magnifiques plats carrés, aux bords verticaux, attirent le regard sur leur décor, comme s'il s'agissait de mets précieux.
        Malgré son origine brésilienne et son sang indien, les œuvres d'Helena reflètent une profonde affinité avec l'Extrême-Orient. Ses maîtres y sont certainement pour quelque chose, mais cette compréhension résonne en elle de façon intuitive. Son travail est une épuration du superflu, un équilibre serein entre la forme et la couverte. Harmonie, rigueur et authenticité le caractérisent. En créant des objets utiles, Helena apporte ses lettres de noblesse à l'artisanat. Elle lui confère tout son sens, donner du plaisir et de la beauté au quotidien. A nous de le rendre vivant.

Delphine Laurent
Cet article à été publié dans la Revue de la Céramique et du Verre N° 106 mai/juin 1999




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